« Nord Sud Est Ouest » de Gédéon Delalysse : par Pierre-Louis Thrion. Faut-il vraiment chercher à définir la discipline, le domaine adéquat, le « genre » même d'une œuvre d'art pour pouvoir l'appréhender comme une œuvre d'art ? Mais peut-on se fier à son simple sens critique ou uniquement à son propre regard, au-delà de toute connaissance de l'histoire de l'art ou simplement de la pratique de l'artiste concerné, ici Gédéon Delalysse ? Beaucoup d'exemples pourraient faire pencher la balance vers l'affirmative. On peut penser notamment à certains travaux presque volontairement « ignorants » de leur sujet, comme par exemple le film « Les Statues Meurent Aussi », de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet, datant de 1953. En effet, répondant à une commande de la revue « Présence Africaine », les deux cinéastes (Marker et Resnais) et leur chef-opérateur (Cloquet) ont la particularité de n'y connaître absolument rien en art africain, en « art nègre ». De ce fait (mais l'exemple n'est pas à généraliser attention, on parle tout de même de Chris Marker et
Alain Resnais dont le manque de connaissance sur le sujet est finalement conscient, presque telle une note d'intention...) « l'ignorance » originelle du sujet se fait « vertu », puisque le film finit bien vite par dériver vers un propos plus proche de l'anticolonialisme que de l'analyse artistique. Finalement, l'ignorance face à un sujet mène à exploiter la connaissance d'un autre sujet, mène à transcender une commande, pour ne pas dire la détourner, quitte à porter préjudice à la diffusion immédiate de l'oeuvre achevée (à cause de son discours anticolonialiste, le film sera censuré par la commission de contrôle qui lui refusera son visa). L'oeuvre doit exister donc, au-delà de ses modalités de diffusion, même si elle doit finir par être découverte par le public des années après sa création, voire après la mort des auteurs. Cependant, tout cela est à nuancer : Est-ce vraiment l'ignorance d'un sujet qui permet d'affirmer un point de vue personnel et un tant soit peu inédit sur ce même sujet, ou plutôt à partir de ce même sujet ?
Dans le cas de Chris Marker et Alain Resnais, cinéastes engagés politiquement et créateurs de forme, ce détournement et ce non-respect de la commande menant à un propos qui finalement lui est propre tient presque de l'évidence. Dans le cas de l'auteur de ces lignes, celui de quelqu'un ayant une pratique artistique mais pas nécessairement une pratique de la critique d'art tout simplement, il s'agirait plus d'un certain manque de savoir-faire en ce qui concerne la critique d'art, l'analyse critique d'une œuvre plastique, le développement personnel et analytique, celui qui va au-delà de l'oeil et de l'émotion directe/instantanée suscitée par la vision, l'appréhension spontanée d'une œuvre plastique. L'idéal serait évidemment un équilibre, une juste mesure entre les deux tendances dira-t-on. L'idéal de perception réside dans un équilibre du cœur et de l'esprit, et non dans la domination de l'un sur l'autre. Il s'agit là malgré tout d'un idéal concret, on ne parle pas ici d' « élévation de l'âme », idée fictive s'il
en est d'une persistance de l'être au- delà du temps et de la mort, l'esprit ne pouvant exister/survivre sans le corps, et inversement; l'un meurt et l'autre suit. Doit-on être critique disons « de formation », ou plutôt s'être consciemment forgé un regard critique, pour mener une analyse parfaite ou en tout cas digne de ce nom ? Peut- être. De ce fait, trouver un axe personnel face à un exercice qu'on ne maîtrise ou ne pense pas maîtriser serait donc affirmer une certaine vertu d'une (certaine) ignorance. Mais affirmer son ignorance ou plutôt son manque d'expertise critique et technique n'est finalement pas vraiment un choix mais l'unique perspective selon laquelle l'auteur de ces lignes pourrait (et non pas « déciderait de » finalement) aborder le sujet, et ce plus par crainte d'un manque de pertinence ou d'un caractère textuel pour ainsi dire scolaire que par l'envie de se soustraire à l'exercice ou de le « sublimer » (il faut dire que la rigueur critique « fondée » par « la formation » m'a toujours emmerdé puisqu'elle mène presqu'inévitablement à un conditionnement de l'opinion de la part du « formateur » - et cela s'applique malheureusement aussi à l'enseignement de la pratique de l'art ou l'élève peut très vite se voir lui et sa potentielle vision conditionné par le professeur et sa vision à lui). Ainsi l'ignorance, le manque de savoir-faire si l'on peut dire dont l'auteur de ces lignes peut faire preuve face à l'exercice se voit ici littéralement affirmé/assumé « dans le texte », non-pas comme une excuse mais plutôt comme un parti-pris dira-t- on, un « axe de lecture personnel ». Une « ignorance » telle que celle-ci n'est ainsi pas vraiment modeste ou « simple » puisqu'elle s'affirme. Tout comme clamer sa propre modestie à qui veut bien l'entendre n'a absolument rien de modeste évidemment, bien au contraire. Toute opinion affirmée plutôt que pensée ou discrètement exprimée dans un cadre/cercle privé, émet le désir d'être entendue (ou lue dans le cas présent, l'affirmation étant encore plus forte via les mots posés sur le papier plutôt que ceux directement/spontanément sortis de notre bouche - puisqu'on peut bien plus facilement revenir sur notre parole que sur nos écrits). Concernant la pièce proposée par Gédéon Delalysse, il est certainement un peu vain de chercher à s'interroger sur sa nature, de sculpture ou de peinture. En effet, plutôt que de se demander s'il s'agit d'une œuvre appartenant au domaine de l'une ou l'autre discipline pré-citées, mieux vaut l'appréhender comme une forme d'oeuvre double, une peinture en volume ou une sculpture peinte, au choix. Et s'il s'agissait finalement plutôt ici d'envisager l'oeuvre proposée – Nord Sud Est Ouest – à l'aune de la nature de l'espace d'exposition dont elle dispose ici ? Penchons-nous maintenant sur le lieu lui-même donc. La galerie Rochet-Sedin (anagramme de Hector Denis, pour ceux du fond – quoiqu'à mon sens Roger Sedin eût été un choix de nom encore plus finaud...) constitue un lieu de vie avant toute chose (que nous sommes d'ailleurs en droit d'appeler... maison), puis seulement ensuite un lieu d'exposition. Ainsi, la nature double du lieu d'exposition proposée répond à la nature double de la pièce de Gédéon Delalysse elle-même : d'habitat
à galerie, de peinture à sculpture. Le titre même de l'oeuvre exprime littéralement l'idée d'orientations, de directions multiples. L'oeuvre ne constitue pas un « monovision » mais s'appréhende selon une multitude d'angles différents, à la différence d'une peinture dite classique où le seul angle possible est celui choisi/imposé par le peintre. Egalement, elle est composée de différents matériaux que nous pouvons qualifier de non-conventionnels (palettes, essuies, chutes de bois...etc). Quels que soient les matériaux employés finalement, la question ne se pose pas de savoir s'il s'agit d'une sculpture ou d'une peinture à l'heure d'une pluridisciplinarité enseignée, vantée, démocratisée et finalement propre à une époque où l'appréhension d'une œuvre d'art se décline sur une multitude de médias/moyens d'exposition (galeries, livres d'artistes, catalogues d'expositions, revues, manuels scolaires, ou encore ce truc... le internet). Ainsi, on revient souvent à la même question concernant les galeries, les lieux d'exposition, réels ou virtuels, celle de la reproductibilité technique de l'oeuvre d'art (je ne vais quand même pas m'appesantir là-dessus plus que ça – tout a déjà été dit - ni développer sur Walter Benjamin et son travail sur la question, mais libre à vous de vous lancer dans la lecture de l'œuvre de ce dernier). Il y a une différence évidente entre voir une œuvre de visu et la voir virtuellement. C'est-à-dire que la sensualité du réel par rapport à la reproduction, l'absence de l'écran et donc l'abolition de la distance par rapport à l'oeuvre, équivaut à une sollicitation des sens, y compris celui olfactif, des fois que la peinture ou la colle ne soient pas sèches... L'auteur de ces lignes lui-même n'a jamais eu l'occasion d'apprécier la pièce proposée par Gédéon Delalysse de visu, s'étant contenté d'observer quatre images de celle-ci, sous des angles différents, ainsi que de la mention des dimensions de l'oeuvre. Il n'a eu accès qu'à une version « tronquée » de l'oeuvre, un simple PDF; mais en quoi cela empêche-t-il l'analyse de l'oeuvre ? En rien finalement, à part qu'il est toujours préférable d'appréhender une œuvre dans les conditions pour laquelle elle a été pensée. En effet, il vaut mieux apprécier une peinture ou une sculpture (ou n'importe quelle œuvre d'art) dans le contexte de son espace d'exposition, « en vrai ». Cependant, il va de soi que cela n'est pas toujours possible, physiquement, géographiquement, financièrement. Pourtant l'oeuvre, quelle que soit la manière dont on l'aborde, reste la même, si tant est que la reproduction soit parfaitement fidèle à l' « originale ». Pour comparer, il est par exemple toujours préférable d'apprécier un film dans le contexte d'une salle de cinéma. Pourtant la personne qui a regardé ce film sur son ordinateur, sa télévision, son téléphone ou encore sa tablette (et ce même dans une copie à la qualité pourrie) n'a-t-elle pas vu exactement la même œuvre, simplement via des modalités différentes? Evidemment, et quoiqu'en disent les « puristes du pixels » dont l'auteur de ces lignes fait malheureusement partie (quand je vous parlais de fidélité parfaite à l'oeuvre d'origine et du contexte pour laquelle elle a été conçue...). Si le seul moyen d'observer (ou d'assister à) une œuvre d'art, quelle qu'elle soit, est via une copie déplorable
et s'il s'agit du seul accès à l'oeuvre dont nous disposons, alors c'est de cette seule copie dont dépendra notre vision et notre appréciation de l'oeuvre en question. Ainsi, pour en revenir au cinéma (point de comparaison le
plus solide du présent rédacteur), l'auteur de ces lignes s'est toujours contenté de la même copie VHS en version française d'époque de The Keep (1983) de Michael Mann, chef-oeuvre maudit quasiment introuvable, et aurait bien du mal à imaginer le film autrement qu'au travers de sa version mal doublée, horriblement re-cadrée dans un format télé 4/3, et finalement tronquée, non pensée/souhaitée comme telle par le réalisateur, par l'artiste. Il serait grandement préférable bien sûr d'avoir accès à une copie bien plus fidèle et définie, mais il s'agit de la seule copie qu'ait pu dégoter l'auteur de ces lignes, tel un meuble antique usé auquel il manquerait des tiroirs, mais qui en l'état remplirait tout de même sa fonction, aussi fatiguée soit-elle. Contradiction de mise ici, la pièce Nord Sud Est Ouest de Gédéon Delalysse (qui évoque à sa manière, sous une forme « D.I.Y. », certaines œuvres de Sterling Ruby notamment) a beau pouvoir s'apprécier virtuellement plutôt que de visu, elle mérite d'être perçue à l'aune de son lieu d'exposition, la galerie Rochet-Sedin (A.K.A. le 51 rue Hector Denis, Ixelles, 1050) et ses fonctions plurielles, espace de vie et espace d'exposition, l'oeuvre proposée s'y retrouvant en adéquation par sa dualité propre et ses multiples directions. Mais si l'auteur de ces lignes avait vu cette œuvre in situ, aurait-il eu la même réflexion ? Aurait-il rédigé le même texte ?
J'attends de voir réellement l'oeuvre... afin de pouvoir l'apprécier et en parler. Pierre-Louis Thirion, Novembre 2019.